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Sleeping beauty
Sur le parvis de l'hôpital, elle observait le ciel bien trop clair pour un pareil jour. Mais la météo se fichait bien des émotions qu'elle pouvait ressentir. Il en avait toujours été ainsi : le ciel n'a que faire des êtres qu'il abrite. Alors aujourd'hui, il la narguait de sa grande prairie bleue et de ses petits moutons qui la traversaient. La brise matinale fouettait ses joues et elle enfonça son nez dans son écharpe des larmes de froid et de tristesse perlant à ses paupières qu'elle avait fermées. Il vint à sa rencontre, vêtu d'une chemise et d'un jean comme tout le monde ici. Il l'a prit dans ses bras très doucement et elle se laissa aller à son étreinte laissant des larmes ruisseler sur ses joues.
Il la réconforta et pendant quelques minutes il lui sembla que la situation pourrait être plus vivable.
Il lui tendit un totebag, elle le prit et lui tendit le sien en retour. Il l'attrapa et ouvrit la conversation :
"Il ne s'est pas réveillé cette nuit ?
- Toujours pas. Le médecin cherche à nous rassurer, il nous dit que cela ne devrait pas tarder."
Il l'embrassa, pressant son corps contre le sien, cherchant à lui transmettre courage et espoir. Il baisa son front et le nez dans ses cheveux, il reprit :
"Tu restes ici encore un peu ?"
Ce n'était pas une question, elle n'y répondit pas.
"Je ne t'ai pas mis à manger car j'ai bien conscience que tu n'avaleras rien. Je t'ai repris du tabac, et j'ai glissé des pommes et du chocolat dans le sac. Si tu veux te changer, il y a de quoi dedans."
Elle le regarda et eut un sourire reconnaissant.
"Je file maintenant. Ils m'attendent au boulot. Si tu as besoin de quoi que ce soit, tu te souviens, hein ? Petit sms et je te rappelle dès que je peux.
- Merci mon amour, murmura-t-elle en l'enlaçant à nouveau dans une fugace étreinte.
- Pas de quoi." Il lui fit un clin d'oeil. "Sur ce, je file à ce soir !"
Elle le regarda remonter dans sa voiture et sortir du parking. Elle avisa sa fin de cigarette maintenant éteinte entre ses doigts. Elle la jeta dans le premier cendrier venu et rentra dans le grand bâtiment blanc. Son mince et fragile sourire s'évanouit à l'instant où elle posait le pied sur le carrelage de l'accueil. La réceptionniste la salua gentiment. Trois jours qu'elle faisait le pied de grue ici, le personnel l'avait repéré. Même les agents d'entretien faisaient attention à ne pas la réveiller lorsque Morphée lui accordait une brève fin d'insomnie. Quelques heures de répit brutalement acquises sur les fauteuils des salles d'attente.
Oh bien sûr, l'hôpital avait bien tenté de la dissuader de rester la nuit ici. Mais en découvrant la première nuit qu'elle avait dormi devant le bâtiment, ils avaient accepté de la laisser traîner dans les couloirs. Elle ne faisait aucun bruit, respectait les horaires de visite et s'éclipsait immédiatement lorsque du personnel soignant entrait dans la chambre. Alors, elle avait eu le droit de rester. Elle savait aussi que ce privilège était fragile. C'est le médecin qui lui avait accordé par égard pour son rôle dans cette histoire.
Elle poussa la porte des sanitaires et des souvenirs l'assaillir. Le silence quand elle avait poussé la porte, épais, dense, inquiétant. Son corps assoupis, détendus reposant sur le divan et la boîte entre ses jambes. Le vertige, la panique, l'effroi. Elle rabattit la porte derrière elle et son claquement dans le chambranle l'a sorti brutalement de ses pensées. La cuvette blanche la regardait, béante. Elle vomit. Sans bruit, sans plainte simplement pour se débarrasser de la bile âcre qui tapissait le fond de sa gorge. Puis se changea.
En sortant, elle passa devant le miroir et constata que ses cernes avaient encore augmenté. Elle pensait pourtant la chose impossible. Elle sortit et se dirigea vers son couloir : la première heure de visites était toujours pour elle. Les enfants n'arrivaient que plus tard avec leur maman. Elle s'éclipsait alors pour prendre une douche et un café au bar du coin. Elle n'avait pas à prendre plus de place qu'eux. Ils étaient son foyer. Ils ne la connaissaient pas et ne devait jamais la connaître. Devant la porte, elle marqua une pause. Elle se préparait car elle savait pertinemment ce qui allait suivre. Pourtant, le regard résolut, elle poussa la porte.
Et elle le vit. Les souvenirs la frappèrent de plein fouet, happant sa conscience et son self contrôle. Mécaniquement, elle ferma la porte et s'abattit dans le fauteuil réservé aux visiteurs. Son esprit n'était plus là, englouti dans les souvenirs. Elle ressentait de nouveau cette panique, son cœur se briser en le voyant dormir ainsi paisiblement. Elle s'entendait encore, hystérique, hurler au téléphone ses réponses au question du pompier qui tentait de garder le contact. Elle se rappelait l'avoir mis en PLS, et avoir effectué des gestes de premiers secours sous les ordres de cette voix qui lui parlait le plus sereinement possible dans le téléphone. Et enfin, elle revoyait la porte s'ouvrir et ses hommes et femmes en rouge et noir prendre le relais tandis qu'enfin les larmes la submergeaient et qu'elle s'effondrait sans pouvoir s'arrêter.
Elle serra les poings. Ses ongles s'enfoncèrent profondément dans sa peau. Elle revint à elle. Elle respira profondément l'air aseptisé, propre aux hôpitaux et déplaça son regard de la fenêtre au lit. Il dormait. Intubé, être mi-humain, mi-robot, pantin steampunk désarticulé et gisant. Elle se redressa et approcha le fauteuil du lit. Doucement, elle effleura son bras. Elle ne pouvait s’empêcher de craindre le premier contact, son esprit tremblait à l'idée de rencontrer une chair froide et roide. Pourtant, comme depuis trois jours, la peau était tiède et souple sous ses doigts. Elle sourit tristement et se mit à lui parler. Ses doigts se mirent en mouvement, allant et venant tout doucement sur ses mains et ses avants-bras. Elle caressait parfois son épaule mais n'osait aller plus loin. Après tout, il s'était à peine vu. Et si, pour elle, il était rapidement devenu l'une des personnes les plus importantes, elle n'attendait aucune réciprocité. Elle savait bien que les échanges numériques n'avaient que peu de valeur pour la plus part de ses contemporains.
Alors, elle lui parlait. Elle ne savait pas si il l'entendait, mais elle lui racontait sa journée, ses peurs, ses doutes. Depuis trois jours, elle monologuait pendant trois fois une heure et demi, matin, midi et soir. Elle ne s'arrêtait que lorsqu'une autre personne entrait. Alors, elle laissait la place et disparaissait. Elle ne s'était jamais présenté à qui que ce soit bien qu'elle sache exactement qui était les autres. On ne lui avait rien demandé d'ailleurs.
Elle consulta son téléphone : plus que quelques minutes avant les prochains visiteurs. Elle se leva et se prépara à prendre congé. Lorsqu'elle constata que quelque chose avait changé. Ses minces lèvres semblaient plus rose, ses doigts tremblaient. Il se réveillait. Choquée, la jeune femme se précipita sur l'alarme et enfonça le bouton rouge. Des pas se firent entendre, quelqu'un venait l'aider. Elle allait devoir partir. Les yeux mi-clos, il tendit la main vers elle. Elle hésita. Savait-il vraiment ce qu'il faisait ? L'avait-il reconnu ? Il lui prit la main et elle la pressa doucement entre ses doigts. Il l'a regarda, hagard, épuisé par cet étrange sommeil.
La porte s'ouvrit béante et le médecin et l'infirmière entrèrent. Elle extirpa doucement mais fermement sa main et sortit après un dernier regard à son intention. Elle referma la porte et vit les enfants accourir. Elle croisa le regard de leur mère et pour la première fois eu un regard rassurant à son égard. L'homme qui l'accompagnait, avec ses cheveux poivre-sel , devait être son père. Elle se recula pour les laisser passer. Les enfants et leur mère purent entrer après un certain temps. Elle n'était pas restée. Devant l'hôpital, elle fumait. Elle avait envoyé un sms rassurant à ses proches et son amoureux mais refusait de répondre au coup de téléphone. Elle avait besoin de temps. Elle allait repartir.
Elle souffla la fumée et fit silencieusement ses adieux à l'hôpital. La veille était finie, il n'avait plus besoin d'elle et elle ne souhaitait pas qu'il se sente redevable. Ses pensées se bousculaient et elle tentait de faire taire cette tempête qui s'était réveillée sous son crâne. Alors qu'elle se perdait dans ses pensées, l'homme aux cheveux poivre et sel vint à sa rencontre. Elle le salua d'un petit sourire. Il se présenta :
"Je m'appelle Jean. Je suis son père. Enchanté."
Il lui tendit la main attendant naturellement qu'elle en fasse de même. Elle hésita puis changea sa cigarette de main et serra la poigne de l'homme.
"Enchantée de même. Je suis Lisa, une amie de Marc.
- C'est vous qui avait appelé les pompiers, n'est-ce pas ?
- Oh ! Euh... Oui. Oui c'est moi." Elle tira sur sa cigarette. Elle n'avait pas envie d'être remerciée, elle ne voulait pas qu'on considère que cet acte était héroïque. Cela n'avait rien d'héroïque de s'effondrer en pleurs dans les bras de quelqu'un. Cela n'avait rien de brave de se transformer en hystérique lorsque l'on découvrait une personne que l'on aimait étendu sur le canapé. L'homme reprit :
"Je crois que les enfants devaient sortir dans dix minutes. Accepteriez-vous de me ramener vers la chambre ?
- Oui bien sûr." Il s'était mis en marche et docilement, elle lui avait tenu compagnie. Il s'était remis à parler.
"Je ne pensais pas qu'il en viendrait là. Savez-vous ce qui a pu provoquer son geste ?" Il coula un regard sur elle. "Vous êtes jeune, comment l'avez-vous rencontré ? L'hôpital m'a indiqué que vous étiez resté à son chevet tout ce temps. Pourquoi donc ? Quel est votre rôle dans cette histoire ?"
Elle ne répondait pas. Elle marchait sans rien dire, très droite. Ses mains tremblaient et elle n'osait lever les yeux vers lui. Ils arrivèrent enfin devant la porte de la chambre. Cette dernière s'ouvrit laissant passer les enfants et leur mère. Ils étaient radieux. L'infirmière qui les raccompagnait salua le père et lui indiqua qu'il pouvait entrer. Elle était restée en retrait. Elle ne se sentait pas légitime à entrer maintenant ne sachant ce qui se passerait si elle le faisait. Pourtant Jean se tourna vers elle et l'invita à pénétrer en même temps qu'elle dans la chambre.
Il passa devant, l'infirmière sortit, claquant la porte derrière elle. Le père s'était approché du lit et la jeune femme l'entendait parler avec Marc. Elle ne bougeait pas, figée dans le fond de la chambre. Marc avait été adossé dans de moelleux oreillers et il parlait doucement avec son père. Elle aurait pu saisir ce qui se disait mais elle se refusait à écouter quelque chose qui ne la concernait pas. Elle contemplait simplement cet homme qui était devenu si important à ses yeux. Elle repensa à son amoureux et comment il l'avait taquiné la première fois qu'elle lui avait parlé de Marc : "ça y est ! Tu expérimentes le polyamour Lisa !" Et ils avaient bu des bières en cet honneur. Le souvenir était doux.
Elle revint à elle, le père se dirigeait vers elle. Elle se redressa ne sachant comment se comporter. Il la remercia simplement et l'invita à prendre sa place. Elle était tétanisée. Et c'est gauchement qu'elle s'approcha du lit où Marc était allongé. Il la regardait avec une douceur infinie et elle accrocha ses yeux à son regard. Elle lui sourit et lui demanda :
"Comment tu vas ?
-Mieux. Et c'est grâce à toi."
Elle devint muette comme une carpe, tétanisée à nouveau. Il prit sa main et la ramena près de lui.
"Merci pour tout ce que tu as fait. Et pardon de t'avoir fait vivre ça."
Elle se récria, voulut s'éloigner, mais il garda sa main prisonnière et elle ne trouva pas la volonté de lui retirer. Elle s'assit au bord du lit.
"Tu dois m'en vouloir."
Elle nia. C'était faux. Elle ne pouvait lui reprocher quoi que ce soit. Combien de fois s'était-elle, elle-même, retrouvée à sa place ? Il baissa la voix et murmura quelque chose. Pour l'entendre, elle dût s'approcher et presque coller son oreille contre ses lèvres.
Que lui dit-il ? Personne d'autre qu'eux ne l'entendit. Mais lorsqu'elle le regarda à nouveau, elle pleurait. Alors, il se redressa, passa ses mains autour de son visage et l'embrassa. Les larmes se mêlaient et dans leur dos la porte claqua. Elle songea à cette possible erreur et choisit d'oublier.
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